I. L’été suivant[1] fut rompue la trêve d’une année qui dura jusqu’à la solennité des jeux pythiens. Elle subsistait encore quand les Athéniens chassèrent de Délos les habitants. Ils les regardaient, pour quelque ancienne faute, comme des hommes souillés et indignes d’être consacrés au dieu[2]. L’expulsion de ces infortunés leur semblait manquer à cette purification de l’île dont j’ai parlé plus haut, dans laquelle ils avaient cru devoir enlever les tombes des morts. Les Déliens s’établirent en Asie, à Atramyttium, qui leur fut donnée par Pharnace ; et où ils furent reçus à mesure qu’ils arrivaient.
II. Cléon, après la trêve[3], se fit donner ordre par les Athéniens de passer en Thrace sur trente vaisseaux, avec douze cents hoplites, trois cents hommes de cavalerie, et la plus grande partie des alliés. Il prit d’abord terre à Scione, dont le siège durait encore, en retira des hoplites qui étaient en garnison dans les murs de circonvallation, et cingla vers le port de Colophon qui n’est pas fort éloigné de Toroné. Instruit par des transfuges que Brasidas n’était pas dans la place, et qu’elle ne renfermait pas de troupes en état de se défendre, il s’y rendit par terre avec son armée et envoya dix vaisseaux croiser devant le port. Il se présenta devant les premières murailles dont Brasidas avait enceint la place, à dessein d’y renfermer le faubourg et de ne faire qu’une seule ville, en abattant une partie de l’ancien mur.
III. Les Athéniens avaient commencé leurs attaques, quand le Lacédémonien Pasitélidas, commandant de la place, en sortit avec la garnison pour protéger ces travaux ; mais comme les Athéniens étaient près de le forcer, et que le port se trouvait investi par les navires qu’avait envoyés Cléon, il craignit que la ville, qui était abandonnée, ne fût prise par mer, et qu’on n’enlevât les nouvelles murailles dans lesquelles il serait pris lui-même. Il les abandonna donc, et gagna la ville à la course ; mais les Athéniens de la flotte le prévinrent et se rendirent maîtres de Toroné. L’infanterie les suivit à l’instant même, et s’y précipita par la partie de l’ancien mur qui était détruite : ils tuèrent à l’instant ceux des Péloponnésiens et des gens de Toroné qui se défendaient, et firent les autres prisonniers ; de ce nombre était Pasitélidas. Brasidas venait au secours de la place, mais il sut en chemin qu’elle était prise, et il se retira. Il ne s’en fallait que d’une distance de quarante stades au plus[4] qu’il ne fût arrivé à temps pour la sauver. Cléon et les Athéniens élevèrent deux trophées, l’un près du port, l’autre près des murailles. Les femmes et les enfants des habitants de Toroné furent réduits en esclavage. Eux-mêmes, les Péloponnésiens et ce qu’il y avait de Chalcidiens au nombre en tout de sept cents, furent envoyés à Athènes. Les Péloponnésiens recouvrèrent la liberté quand, dans la suite, il se fit un accord entre les deux nations. Le reste fut échangé homme pour homme par les Olynthiens.
Vers cette époque, les Béotiens prirent, sur les frontières de l’Attique, Panactum, qui leur fut livré par trahison. Cléon laissa une garnison à Toroné, mit en mer, et tourna le mont Athos pour gagner Amphipolis.
IV. Phaeax, fils d’Érasistrate, fut envoyé, lui troisième, par les Athéniens en députation dans l’Italie et dans la Sicile, et partit vers le temps dont nous parlons. Depuis que les Athéniens avaient quitté la Sicile à la suite de la paix, les Léontins avaient inscrit un grand nombre de personnes entre leurs citoyens, et le peuple était dans l’intention de faire un partage des terres. Les riches, instruits de ce projet, appelèrent les Syracusains, et chassèrent la faction du peuple. Ces bannis errèrent de côté et d’autre. Les riches traitèrent avec les Syracusains, abandonnèrent leur ville, la laissèrent déserte, et se retirèrent à Syracuse, où ils obtinrent le droit de cité. Mais dans la suite, quelques-uns d’eux, par mécontentement, quittèrent Syracuse, et s’emparèrent d’un endroit appelé Phocées, qui dépendait de leur ancienne ville : ils occupèrent aussi Bricinnies, forteresse située dans la campagne de cette république. La plupart des bannis de la faction populaire vinrent se joindre à eux. Ils s’établirent dans la citadelle, et c’était de là qu’ils se défendaient. Les Athéniens, à cette nouvelle, firent partir Phæax : ils le chargèrent d’engager les alliés qu’ils avaient dans cette île, et d’autres, s’il était possible, à faire en commun la guerre aux Syracusains, et à sauver les Léontins. Phæax, à son arrivée, gagna ceux de Camarina et d’Agrigente ; mais comme il ne trouva que de l’opposition à Géla, il vit que ses démarches seraient vaines, et ne crut pas devoir aller plus loin. Il revint à Catane, à travers le pays des Sicules, entra, en passant, à Bricinnies, y inspira du courage, et partit.
V. Dans sa traversée pour aller en Sicile, et à son retour, il ne négligea pas de négocier en Italie, essayant d’engager quelques villes dans l’alliance d’Athènes. Il rencontra des Locriens qui avaient habité Messine et qui venaient d’en être chassés. Il était survenu de la dissension dans cette ville après la paix de Sicile, et l’un des partis avait appelé les Locriens, qui vinrent s’y établir et furent renvoyés. Messine avait même été quelque temps sous la domination des Locriens. Ce fut lorsque ceux-ci revenaient dans leur patrie, que Phaeax les rencontra ; il ne leur fit aucune insulte, car il venait d’obtenir des Locriens un accord avec Athènes. Seuls des alliés, quand les Siciliens avaient fait la paix, ils n’avaient pas traité avec les Athéniens ; et même actuellement ils ne l’eussent pas fait encore, s’ils n’avaient été dans les embarras d’une guerre avec ceux d’Itone et de Mêlée, peuples limitrophes, et qui étaient même des colonies sorties de leur sein. Phaeax revint ensuite à Athènes.
VI. Cléon, parti de Toroné, s’était approché d’Amphipolis : il alla d’Éion attaquer Stagyre, colonie d’Andros[5], et ne put s’en rendre maître ; mais il prit Galepsus, colonie de Thasos. Il envoya une députation à Perdiccas pour le mander avec son armée, en conséquence de son traité avec Athènes ; et une autre dans la Thrace, à Pollès, roi des Odomantes, qui devait soudoyer et amener la plupart des Thraces. Lui-même se tint en repos à Éion. Ces circonstances étaient connues de Brasidas, qui vint camper en face des Athéniens à Cerdylium. C’est une place des Argiliens, sur une hauteur, au-delà du fleuve, et à peu de distance d’Amphipolis. De là, il découvrait tout ; il avait dans l’idée que Cléon quitterait sa position pour faire approcher son armée de la ville, et il ne pouvait manquer de l’apercevoir. Il pensait que, par mépris pour le peu de troupes qu’il avait, Cléon n’hésiterait pas à monter avec les seules forces dont il disposait en ce moment. Il se préparait donc à une action, et manda les Thraces soudoyés, au nombre de quinze cents, et tous les Édoniens, tant peltastes que cavalerie : il avait mille peltastes de Myrcinie et de Chalcidique, sans compter ceux qui étaient à Amphipolis. Ses hoplites montaient en tout à environ deux mille, et sa cavalerie grecque était de trois cents hommes. De ces troupes, il n’avait à Cerdylium que quinze cents hommes ; le reste était à Amphipolis, sous les ordres de Cléaridas.
VII. Jusque-là, Cléon se tenait en repos ; mais il fut enfin obligé de faire ce qu’attendait Brasidas ; car ses soldats, ennuyés de leur inaction, se répandirent en propos sur son commandement ; ils considéraient à combien d’expérience et de courage seraient opposées tant d’ignorance et de lâcheté, et se rappelaient avec quelle répugnance ils l’avaient suivi. Cléon eut connaissance de ces murmures, et ne voulant pas lasser la patience de ses troupes en les retenant trop longtemps à la même place, il prit le parti de décamper. La manœuvre dont il fit usage fut la même qui lui avait réussi à Pylos, et dont il attribuait le succès à sa sagesse. Il comptait bien que personne ne viendrait le combattre, et se vantait de ne gagner un terrain plus élevé que pour avoir le spectacle du pays. S’il attendait du renfort, ce n’était pas, suivant lui, qu’il en eût besoin pour s’assurer la victoire, s’il était obligé d’en venir aux mains, mais pour enceindre la place et la prendre de vive force. Arrivé sur une colline forte par elle-même, il y établit son camp en face de l’armée d’Amphipolis ; de là, il contemplait le lac formé par le Strymon, et l’assiette de la ville du côté de la Thrace. Il croyait pouvoir, à son gré, se retirer sans combat. Personne ne paraissait sur les remparts, ni ne se montrait hors des portes ; toutes étaient fermées ; et il se reprochait, comme une faute, de n’avoir pas amené les machines, car il aurait emporté la place, dans l’abandon où elle se trouvait.
VIII. Dès que Brasidas avait vu les Athéniens se mettre en mouvement, il était descendu de Cerdylium et était entré dans Amphipolis. Il ne voulut ni faire de sortie ni se montrer en ordre de bataille devant les Athéniens, se défiant de ses forces, et les croyant trop inférieures, non par le nombre, elles étaient égales, mais par la réputation. En effet, ce qui composait l’armée ennemie, étaient des troupes purement athéniennes, et les meilleures de Lemnos et d’Imbros ; mais il se préparait à les attaquer par la ruse. S’il leur eût laissé voir le nombre de ses troupes et les armes dont le besoin les obligeait de se contenter, il se serait cru moins assuré de la victoire, qu’en ne les montrant point avant le combat, et ne provoquant pas le mépris par l’état où elles se trouvaient. Il prit donc cent cinquante hoplites choisis, et laissa le reste à Cléaridas ; son dessein était d’attaquer brusquement les Athéniens avant leur départ, n’espérant plus, s’il leur arrivait une fois des secours, trouver une semblable occasion de les combattre, réduits à leurs seules forces. Il rassembla ses soldats pour les encourager et les instruire de son projet, et il parla ainsi :
IX. « De quelle contrée nous venons ici, braves Péloponnésiens, que c’est par son courage qu’elle est toujours restée libre, que vous êtes Doriens et que ceux que vous allez combattre sont de ces Ioniens que vous avez coutume de vaincre, c’est ce qu’il suffit de vous rappeler en peu de mots. Mais je vais vous communiquer mon plan d’attaque, pour que vous ne vous croyiez pas trop faibles, et que vous ne tombiez pas dans le découragement, en voyant que vous êtes en petit nombre, et que je n’ai pas pris toutes nos forces avec moi. C’est par mépris pour nous, sans doute, et dans l’espérance que personne ne sortirait pour les combattre, que les Athéniens ont osé monter à l’endroit qu’ils occupent, et livrés maintenant en désordre au spectacle qui les frappe, ils s’abandonnent à la sécurité. Quand on voit faire de telles fautes aux ennemis, et qu’on emploie, pour les attaquer, une manœuvre convenable à ses forces, sans s’avancer ouvertement, sans se ranger devant eux en ordre de bataille, mais en saisissant des moyens dont la circonstance indique l’avantage, il est rare qu’on ne remporte pas la victoire. Ce sont de bien glorieux larcins que ceux par lesquels on trompe le mieux ses ennemis, pour servir le plus utilement ses amis. Ainsi donc, pendant qu’ils sont encore dans le désordre et la confiance ; pendant qu’ils pensent plutôt, autant que j’en puisse juger, à se retirer qu’à nous attendre ; pendant qu’ils s’abandonnent au relâchement d’esprit, je veux, sans leur laisser le temps d’asseoir leurs pensées, prévenir, s’il se peut, leur retraite, et avec ces guerriers que j’ai choisis, me jeter à la course au milieu de leur camp. Toi, Cléaridas, lorsque tu me verras attaché sur eux, les jeter probablement dans l’épouvante, prends avec toi les hommes que tu commandes, Amphipolitains et autres alliés ; ouvre subitement les portes, et ne tarde pas à te précipiter dans la mêlée. C’est ainsi qu’on peut espérer de les plonger dans la terreur. Car des troupes qui surviennent après coup sont plus terribles aux ennemis que celles qu’ils ont en présence et dont ils soutiennent le choc. Sois brave comme tu le dois, puisque tu es Spartiate. Et vous, alliés, suivez-le avec courage, et croyez que le moyen de bien faire la guerre, c’est de le vouloir, de connaître l’honneur, et d’obéir à ceux qui commandent. Pensez qu’en ce jour, si vous avez du cœur, vous conserverez, avec la liberté, le titre d’alliés de Lacédémone ; ou que, sujets d’Athènes, si vous êtes assez heureux pour éviter la mort ou la servitude, vous porterez un joug plus pesant que jamais, et deviendrez pour les autres Grecs un obstacle à leur délivrance. Point de découragement, quand vous voyez pour quels intérêts vous combattez. Pour moi, je montrerai que je ne sais pas moins agir que conseiller les autres. »
X. Brasidas, après avoir ainsi parlé, prépara sa sortie ; il rangea devant les portes qu’on appelle de Thrace, les troupes qu’il laissait à Cléaridas, et qui devaient sortir elles-mêmes au moment où il l’avait ordonné. Les Athéniens l’avaient vu descendre de Cerdylium ; et comme leurs regards plongeaient sur la ville, ils le virent offrir un sacrifice devant le temple de Pallas et mettre en ordre ses guerriers. Cléon était allé considérer le pays ; ils lui annoncèrent qu’on apercevait dans la ville toute l’armée ennemie, et par-dessous les portes, les pieds d’un grand nombre de chevaux et d’hommes qui semblaient prêts à sortir. Sur cet avis, il s’avança et vit les choses par lui-même. Décidé à ne pas combattre avant l’arrivée des auxiliaires, tout assuré qu’il était de ne pouvoir cacher sa retraite, il en fit donner le signal. Il ordonna de défiler par l’aile gauche : c’était la manœuvre qu’il fallait faire pour aller à Éion ; mais la trouvant trop lente, lui-même fit faire une conversion à l’aile droite, et présenta dans sa retraite le flanc nu aux ennemis. C’était l’occasion qu’attendait Brasidas ; et voyant les Athéniens s’ébranler, il dit aux troupes qui devaient l’accompagner et aux autres : « Ces gens-là ne nous attendent pas : c’est ce qu’on reconnaît au mouvement de leurs têtes et de leurs armes. Ce n’est pas avec cette allure qu’on attend ceux qui viennent nous attaquer. Ouvrez les portes que j’ai ordonné d’ouvrir et marchons à l’instant sans crainte. » Lui-même sortit par les portes qui sont du côté de l’estacade, et par les premières de la longue muraille qui existait alors, et suivit droit à la course le chemin sur lequel on voit maintenant un trophée, en suivant la partie la plus forte de la place. Il tomba sur les Athéniens effrayés à la fois de leur désordre et frappés de son audace, les attaqua par le centre de leur armée, et les mit en fuite. Cléaridas, suivant l’ordre qu’il avait reçu, sortit en même temps par les portes de Thrace et donna sur les ennemis, qui se débandèrent, surpris et attaqués des deux côtés à la fois. Leur aile gauche, qui gagnait Éion et qui était en avant, se rompit tout à coup, et prit la fuite. Déjà elle cédait, quand Brasidas fut blessé en chargeant la droite. Les Athéniens ne le virent pas tomber, et ceux de ses soldats qui se trouvaient près de lui l’emportèrent. La droite des Athéniens fit plus de résistance. Pour Cléon, comme d’abord il n’avait pas eu dessein d’atteindre l’ennemi, il prit aussitôt la fuite et fut arrêté et tué par un peltaste de Myrcinie[6]. Ses hoplites se réunirent en peloton sur la colline ; ils repoussèrent Cléaridas qui les chargea deux ou trois fois, et ne fléchirent que lorsque la cavalerie de Myrcinie et de Chalcide, jointe aux peltastes, les força de fuir. Ainsi toute l’armée d’Athènes fut mise en déroute et ne se sauva qu’avec peine. Les soldats dispersés prirent divers chemins à travers les montagnes ; les uns furent tués sur la place en se défendant, d’autres reçurent la mort, atteints par la cavalerie chalcidienne ; le reste chercha un asile dans Éion. Les guerriers qui avaient enlevé Brasidas et l’avaient tiré de la mêlée le portèrent à la ville, respirant encore. Il apprit que les siens étaient vainqueurs, et bientôt il rendit le dernier soupir. Le reste de l’armée revint de la poursuite avec Cléaridas, dépouilla les morts et dressa un trophée.
XI. Tous les alliés en armes suivirent la pompe funèbre de Brasidas ; ses funérailles furent célébrées aux frais du public. Il fut inhumé dans la ville, en face de la place où est à présent le marché. Les citoyens entourèrent son monument d’une enceinte, lui consacrèrent une portion de terrain comme à un héros, et fondèrent en son honneur des jeux et des sacrifices annuels. Ils lui dédièrent leur colonie, le reconnaissant pour leur fondateur, abattirent les édifices consacrés à Agnon, et détruisirent tous les monuments qui pouvaient rappeler que la colonie lui devait son origine. Ils croyaient devoir leur salut à Brasidas, et cherchaient d’ailleurs à ménager l’alliance de Lacédémone, par la crainte qu’en ce moment Athènes leur inspirait. Ennemis de cette république, ils ne trouvaient ni le même plaisir ni la même utilité à révérer Agnon. Les Athéniens reçurent les corps des guerriers qu’ils avaient perdus. Il avait péri environ six cents hommes du côté des vaincus, et seulement sept hommes du côté des vainqueurs ; car l’action avait été moins une bataille qu’une surprise et une déroute. Les Athéniens retournèrent chez eux après avoir recueilli leurs morts, et Cléaridas mit ordre aux affaires d’Amphipolis.
XII. Vers cette époque, à la fin de l’été[7], Rhamphias, Autocharidas et Épicydidas, lacédémoniens, conduisirent, pour la guerre de Thrace, un secours de neuf cents hoplites. Arrivés à Héraclée, dans la Trachinie, ils s’y arrêtèrent pour remédier à quelques désordres qu’ils crurent y trouver. Ils y étaient quand se passa l’affaire dont nous venons de parler, et l’été finit.
XIII. Dès le commencement de l’hiver[8], Rhamphias et ses collègues s’avancèrent jusqu’à Piérie, dans la Thessalie ; mais comme les Thessaliens voulaient s’opposer à leur passage, que Brasidas était mort, et que c’était à lui qu’ils menaient leur armée, ils retournèrent sur leurs pas. Ils pensaient qu’elle n’était plus nécessaire depuis la défaite et le départ des Athéniens, et ils ne se croyaient pas en état de suivre les projets de Brasidas. Mais ce qui les décida le plus au retour, c’est qu’à leur départ ils avaient su que les esprits des Lacédémoniens inclinaient vers la paix.
XIV. Après l’affaire d’Amphipolis, et depuis que Rhamphias fut sorti de la Thessalie, il ne se commit de part ni d’autre aucune hostilité, et les pensées se tournèrent plutôt vers la réconciliation. Les Athéniens, maltraités à Délium, et peu après à Amphipolis, n’avaient plus cette ferme confiance dans leurs forces qui les avait empêchés d’entendre à un accommodement, quand, éblouis de leur fortune présente, ils s’étaient flattés de conserver toujours la supériorité. Ils craignaient aussi leurs alliés que les nouveaux désastres pouvaient animer encore plus à la défection. Ils se repentaient de n’avoir pas traité, quand, après l’affaire de Pylos, ils se trouvaient dans un état respectable. D’un autre côté, les Lacédémoniens voyaient cheminer la guerre d’une manière bien opposée à leurs premières pensées, quand ils avaient cru n’avoir qu’à ravager l’Attique pour détruire en quelques années la puissance d’Athènes. Ils avaient souffert à Sphactérie une humiliation dans laquelle jamais Sparte n’était tombée. Des gens de guerre sortaient de Cythère et de Pylos pour dévaster leurs campagnes, et les Hilotes se livraient à la désertion. Ils s’attendaient toujours à voir ce qui en restait, dans l’espoir d’obtenir des secours du dehors, tramer, comme autrefois, quelques nouveautés. Il se joignait à ces circonstances, que la trêve de trente ans, conclue avec les Argiens, allait expirer, et ceux-ci n’en voulaient pas faire une autre qu’on ne leur eût restitué Cynurie. Les Lacédémoniens sentaient l’impossibilité de soutenir à la fois la guerre contre Argos et contre Athènes ; ils soupçonnaient d’ailleurs quelques villes du Péloponnèse d’être près de se tourner vers le parti des Argiens ; et c’est ce qui survint en effet.
XV. Comme de part et d’autre on s’occupait de ces raisonnements, on crut devoir s’accorder, et Lacédémone surtout, par l’envie de retirer les guerriers pris à Sphactérie. Il se trouvait entre eux des Spartiates des premières conditions, et liés de parenté avec les plus illustres familles. Dès l’instant de leur captivité, on avait négocié leur délivrance ; et les Athéniens, dans leur prospérité, avaient refusé de l’accorder à des conditions raisonnables ; mais ils n’avaient pas été plus tôt humiliés à Délium, que les Lacédémoniens avaient saisi cette occasion, certains alors d’être mieux reçus ; ils avaient conclu la trêve d’un an, pendant laquelle devaient se tenir des conférences pour délibérer sur une plus longue pacification.
XVI. Elle devint plus facile après la défaite des Athéniens à Amphipolis, et la mort de Cléon et de Brasidas. C’était eux qui, des deux cotés, s’étaient le plus opposés à la paix, l’un parce que la guerre était la source de ses prospérités et de sa gloire ; l’autre, parce qu’il sentait qu’en temps de paix, on verrait mieux qu’il n’était qu’un scélérat, et que ses calomnies obtiendraient moins de confiance. Mais quand ils ne furent plus, ceux qui avaient le plus de part au gouvernement des deux républiques, Plistoanax, fils de Pausanias, roi de Lacédémone, et Nicias, fils de Nicératus, le général de son temps qui avait le plus de succès, montrèrent un penchant décidé pour le repos. Nicias, avant d’éprouver des revers, et pendant qu’il jouissait de l’estime publique, voulait, pour le moment présent, mettre à l’abri ses prospérités, goûter la tranquillité après les fatigues, et en faire jouir la patrie ; pour l’avenir, il aspirait à laisser la réputation de n’avoir jamais trompé l’espérance de l’État. Il pensait que du calme seul pouvaient naître ces avantages, qu’on ne saurait les obtenir qu’en ne donnant rien au hasard, et que la paix seule était exempte de danger. Pour Plistoanax, ses ennemis le tourmentaient au sujet de son rappel[9], habiles à susciter des scrupules aux Lacédémoniens, et ardents à le leur reprocher sans cesse à chaque revers, comme si leurs malheurs n’avaient d’autre cause que ce rappel qu’ils traitaient d’illégal. Ils l’accusaient, ainsi qu’Aristoclès son frère, d’avoir gagné la prêtresse de Delphes, et d’avoir longtemps fait donner pour réponse aux théores[10] qui venaient de Lacédémone consulter l’oracle, qu’ils eussent à rappeler chez eux des terres étrangères la race du demi-dieu, fils de Jupiter, s’ils ne voulaient pas labourer la terre avec un soc d’argent[11]. Plistoanax s’était réfugié sur le Lycée, parce qu’on avait attribué son retour de l’Attique aux présents qu’il avait reçus. Il habitait l’enceinte consacrée à Jupiter, et y occupait la moitié de la chapelle, par crainte des Lacédémoniens. Il fut enfin rappelé au bout de dix-neuf ans, et l’on solennisa son retour par les mêmes chœurs de chants et les mêmes sacrifices qui avaient été institués pour l’inauguration des rois lors de la fondation de Lacédémone.
XVII. Affligé de ces propos dangereux, il crut que, dans la paix, quand les Lacédémoniens, à l’abri des adversités, auraient recouvré leurs prisonniers, il cesserait de se trouver en prise à ses ennemis ; au lieu qu’en temps de guerre, on ne pouvait jouir de l’autorité, sans être exposé nécessairement aux calomnies, dès qu’il survenait quelques revers. Il travailla donc avec ardeur à un accommodement. Pendant l’hiver, on porta des paroles de paix ; et à l’arrivée du printemps, les Lacédémoniens se mirent en mouvement, firent des préparatifs, et envoyèrent dans toutes les villes, comme s’ils eussent eu dessein de se fortifier dans l’Attique ; mais ils voulaient seulement rendre les Athéniens plus traitables. Enfin, après des conférences et bien des demandes faites de part et d’autre, on tomba d’accord que chacun rendrait ce qu’il avait pris pendant la guerre, et que les Athéniens garderaient Nisée. Ils avaient réclamé Platée, et les Thébains avaient répondu qu’ils garderaient cette place, parce que les habitants s’étaient jetés dans leurs bras par les suites d’une convention libre, et non par force ni par trahison ; Nisée, par les mêmes raisons, devait rester aux Athéniens. Les Lacédémoniens convoquèrent leurs alliés ; tous furent d’accord des articles convenus, et les confirmèrent par leurs suffrages, excepté les Béotiens, les Corinthiens, ceux d’Élée et de Mégare, et d’autres à qui ce traité ne plaisait pas. La paix fut conclue ; les Lacédémoniens et leurs alliés la consacrèrent par des cérémonies religieuses, et par les serments qu’ils prêtèrent aux Athéniens ; ceux-ci remplirent envers les Lacédémoniens les mêmes formalités. Voici quelles furent les conditions :
XVIII. « Les Athéniens, les Lacédémoniens et les alliés ont fait la paix aux conditions suivantes, dont chaque ville a juré l’observation. Chacun, à sa volonté, pourra, suivant les anciens usages, offrir des sacrifices dans les temples qui sont communs à tous les Grecs, y aller sans crainte par terre et par mer, y consulter les oracles, y envoyer des théores.
« Le terrain de Delphes consacré à Apollon, le temple qui y est bâti, et Delphes enfin dans toute son étendue, sont libres sous leurs lois, exempts de tout tribut, et soumis à leur seule justice suivant les anciens usages.
« La paix durera pendant cinquante ans, sans dol ni dommage, sur terre et sur mer, entre les Athéniens et les alliés des Athéniens, et les Lacédémoniens et les alliés des Lacédémoniens.
« Qu’il ne soit permis de porter les armes, dans la vue de nuire, ni aux Lacédémoniens et à leurs alliés contre les Athéniens et leurs alliés, ni aux Athéniens et leurs alliés contre les Lacédémoniens et leurs alliés ; qu’il leur soit interdit toute ruse et toute sorte de machination.
« S’il survient entre eux quelque différend, qu’ils aient recours aux voies de la justice et aux serments, suivant les conventions qu’ils auront faites.
« Que les Lacédémoniens et leurs alliés rendent Amphipolis aux Athéniens.
« Qu’il soit permis aux habitants de toutes les villes que les Lacédémoniens rendront aux Athéniens de se transporter où ils voudront, en emportant ce qui leur appartient.
« Que les villes conservent leurs propres lois, en payant le même tribut auquel elles étaient taxées du temps d’Aristide.
« Qu’il ne soit permis aux Athéniens ni à leurs alliés de prendre les armes, dans le dessein de leur nuire, dès qu’ils auront payé le tribut, puisque la paix est faite. Ces villes sont : Argila, Stagyre, Acanthe, Schôlus, Olynthe, Spartôlus. Qu’elles n’entrent en alliance ni avec les Lacédémoniens ni avec les Athéniens. Que cependant, si les Athéniens les y font consentir par la voie de la persuasion, il soit permis à celles qui le voudront, d’entrer dans l’alliance d’Athènes.
« Que les Mécybernæens, les Panæens, les Singæens habitent leurs propres villes, ainsi que ceux d’Olynthe et d’Acanthe.
« Que les Lacédémoniens et leurs alliés rendent aux Athéniens Panactum ; et que les Athéniens rendent aux Lacédémoniens Coryphasium, Cythère, Méthone, Ptéléum et Atalante.
« Qu’ils rendent aussi tous les hommes de Lacédémone qu’ils ont dans les prisons d’Athènes, ou de quelque autre lieu que ce soit de leur domination ; qu’ils renvoient les Péloponnésiens assiégés dans Scione, et tous les autres alliés de Lacédémone qui se trouvent dans cette place, et tous ceux, en général, que Brasidas y a fait passer ; enfin que la liberté soit rendue à tout allié de Lacédémone qui se trouve dans les prisons d’Athènes, ou de quelque lieu de sa domination.
« Qu’en conséquence, les Lacédémoniens et leurs alliés rendent ce qu’ils ont d’Athéniens et d’alliés d’Athènes.
« Que les Athéniens prononcent, à leur gré, sur les habitants de Scione, de Toroné, et des autres villes qui sont sous leur puissance.
« Que les Athéniens prêtent serment aux Lacédémoniens et à leurs alliés, spécialement dans chaque ville ; qu’ils prêtent le serment particulier à chaque ville, et que chacune d’elles regarde comme le plus inviolable : que ce serment soit conçu ainsi : Je m’en tiendrai aux articles convenus, et à la teneur du traité, sans dol, et conformément à la justice.
« Que les Lacédémoniens et leurs alliés fassent le même serment aux Athéniens.
« Que l’une et l’autre république le renouvelle tous les ans : qu’il soit inscrit sur des colonnes à Olympie, à Delphes, sur l’isthme, à Athènes, dans la citadelle, à Lacédémone, dans l’Amyclée.
« Si l’une ou l’autre des parties contractantes a oublié quelque point, ou si elles désirent, pour de justes raisons, faire quelques changements aux points convenus, elles le pourront l’une et l’autre sans manquer au serment, quand elles en seront tombées mutuellement d’accord.
XIX. La ratification du traité fut présidée par l’éphore Plistolas, le quatrième jour avant la fin du mois artémisium, et à Athènes par l’archonte Alcée, le sixième jour avant la fin du mois élaphébolion. Ceux qui prêtèrent le serment, et remplirent les rites sacrés, furent, de la part des Lacédémoniens, Plistolas, Damagète, Chionis, Métagénas, Achante, Daïthus, Ischagoras, Philocharidas, Zeuxidas, Anthippe, Tellis, Alcinidas, Empédias, Ménas, et Lamphile ; et de la part des Athéniens, Lampon, Isthmionique, Nicias, Lachès, Euthydème, Proclès, Pythodore, Agnon, Myrtile, Thrasyclès, Théagène, Aristocœte, Iolcius, Timocrate, Léon, Lamachus, Démosthène.
XX. Cette trêve fut conclue à la fin de l’hiver[12], lorsqu’on entrait déjà dans le printemps, aussitôt après les fêtes de Bacchus qui se célèbrent dans la ville, dix ans accomplis, et quelques jours après la première invasion de l’Attique et le commencement de cette guerre. Il faut plutôt avoir égard à l’ordre des temps qu’aux magistrats qui ont rempli quelque part la dignité d’archonte ou quelques autres charges, et dont les noms servent à désigner les époques des événements ; car on ne voit pas exactement si une chose est arrivée au commencement ou au milieu de leur magistrature, et comment elle y coïncide ; au lieu que si l’on compte, comme j’ai fait, par hiver et par été, on verra qu’en supputant ces deux moitiés d’année qui forment une année entière, cette première guerre a duré dix étés et autant d’hivers.
XXI. Les Lacédémoniens (car c’était eux qui devaient les premiers rendre ce qu’ils avaient), renvoyèrent sans délai les prisonniers qui étaient entre leurs mains. Ils firent passer en Thrace Ischagoras, Ménas et Philocharidas, avec un ordre pour Cléaridas de remettre Amphipolis aux Athéniens, et pour les autres commandants d’accepter la trêve, en se conformant aux articles qui les concernaient en particulier ; mais ils trouvèrent le traité désavantageux, et ne s’y soumirent pas. Cléaridas ne restitua pas non plus Amphipolis : il agissait par complaisance pour les Chalcidiens ; mais il donnait pour raison qu’il n’était pas en son pouvoir de la rendre malgré eux. Lui-même se hâta de partir avec les députés de la Chalcidique, pour faire à Lacédémone l’apologie de sa conduite, s’il arrivait qu’Ischagoras et ses collègues l’accusassent de désobéissance ; il voulait en même temps savoir si l’on ne pouvait pas encore faire des changements au traité. Il le trouva ratifié, et repartit aussitôt, envoyé de nouveau par les Lacédémoniens, qui lui prescrivirent surtout de restituer la place, ou sinon d’en retirer tout ce qui s’y trouvait de Péloponnésiens.
XXII. Les Lacédémoniens engagèrent ceux des alliés qui se trouvaient à Lacédémone, et qui n’avaient pas reçu la trêve, à l’accepter ; mais ceux-ci continuaient de donner les mêmes prétextes sur lesquels ils l’avaient rejetée, et disaient qu’ils ne s’y soumettraient pas qu’on n’en eût rendu les conditions plus justes. Les Lacédémoniens ne pouvant se faire écouter, les renvoyèrent, et firent eux-mêmes avec Athènes une alliance particulière, persuadés que les Argiens qui, par l’organe d’Ampélidas et de Lichas, venus de leur part, refusaient de traiter, ne seraient pas fort redoutables pour eux, sans l’appui des Athéniens, et que le reste du Péloponnèse resterait tranquille. Car ce serait aux Athéniens que ceux d’Argos auraient recours, s’ils en avaient la liberté. Comme les députés d’Athènes se trouvaient à Lacédémone, on eut avec eux des conférences, et elles se terminèrent par un traité d’alliance qui fut confirmé sous la foi du serment. Voici comment il était conçu :
XXIII. « Les Lacédémoniens seront alliés d’Athènes pendant cinquante ans.
FIN DE L’EXTRAIT
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